WAP do WAP — 160 caractères — De la voix au vocal — un standard franco-allemand — Le choix sud-coréen — Faire des bulles — 100 ans de revenus par abonné — Mort subite ou mort lente ? — Faire les 3 x 8 — Ils rêvaient de l’Afrique
Le règne des 9 touches
10 septembre 1999 — La brise est douce alors que nous quittons le 800 Chesapeake Drive. À deux pas, les bateaux dansent doucement dans la marina de Redwood City, qui donne sur la Baie de San Francisco : certains employés viennent travailler en hors-bord chez Phone.com.
L’entreprise fondée par le français Alain Rossmann67 a déjà changé deux fois de nom et en changera deux fois encore. C’est une des stars naissantes de l’Internet mobile, qui adapte l’accès aux contenus pour tenir compte des caractéristiques des téléphones, qui contrairement aux ordinateurs disposent encore d’écrans minuscules et monochromes, de claviers numériques, d’une connectivité de données à la fois très lente et très coûteuse, sans parler bien sûr de la puissance de calcul et de la mémoire très limitées, autonomie oblige. L’idée est donc de travailler simultanément sur un navigateur, sur un langage (HDML) et un protocole de transport (WAP) optimisés pour des contenus mobiles qui sont initialement générés par conversion à la volée, dans des serveurs / passerelles WAP, à partir des contenus d’Internet.
Nous arrivions au terme de la tournée américaine annuelle effectuée par une petite délégation conduite par Michel Bertinetto, Président de France Télécom Mobile. Quelques jours à Toronto (Microcell, Bell Mobility, Saraïde), puis à Kansas City pour une visite de Sprint, opérateur dont France Télécom et Deutsche Telekom détenaient chacun 10 %, avant de rejoindre la Silicon Valley, qui se préparait déjà à redéfinir l’industrie du mobile en quelques années, entre 1997 et 2007. En effet, le paysage allait être bouleversé à plusieurs reprises, en profondeur et à toute vitesse : avènement de l’Internet mobile, bulle de la 3G, émergence des cameraphones, apparition du smartphone, disparition de Nokia, convergence des standards, évanouissement de l’Europe, et suprématie des terminaux et de leurs écosystèmes au détriment des réseaux relégués au rang de commodités d’accès.
Initialement accessoire de luxe rendant individuel un usage jusqu’ici partagé, celui de la cabine téléphonique, le mobile s’était démocratisé à partir de 1997, pour finir dans des milliards de poches. C’est en lui qu’a convergé un autre usage partagé, celui de demander son chemin, fusionnant au passage deux services dans un seul objet connecté qui remplaça progressivement de nombreux autres devices en absorbant et en intégrant leurs fonctionnalités. Le téléphone portable a provoqué un changement sociétal profond. Utiliser un numéro de téléphone fixe, c’est savoir où on appelle : l’identité du premier interlocuteur est une inconnue levée par la question « Qui est à l’appareil ? », ce qui conduit parfois l’appelant à dévoiler, à son tour, son identité. Combien d’amours de jeunesse ont été contrariées par le filtre téléphonique inévitable que constituaient souvent les parents ? Avec le téléphone portable, on retirait le fil mais on coupait surtout le cordon : de collectif l’objet devenait personnel puisque
« son porteur avait désormais une identité « directe » sur le réseau. De ce fait, on sait qui on appelle sur un numéro mobile : entendre une voix différente au décroché est une expérience aussi rare que déroutante. L’inconnue est cette fois géographique, parfois horaire lorsque le fuseau n’est pas celui prévu. « Où t’es ? » est alors la formule de politesse quand il ne s’agit pas de « Je te dérange ? » Le mobile offrait en outre une alternative à l’appel : l’envoi d’un message texte, grâce à l’un des nombreux protocoles introduits en 1985, avec la norme européenne GSM. Le SMS, pour Short Message Service fut mis au point par le Français Bernard Ghillebaert de France Télécom et son homologue allemand Friedhelm Hillebrand.
« Il était initialement conçu pour un usage technique de signalisation : permettre aux opérateurs de transmettre des messages de services sans encombrer les canaux dédiés à la voix : le premier SMS entre utilisateurs fut envoyé le 3 décembre 1992 par l’ingénieur Neil Papworth à son collègue Richard Jarvis. Il disait « Merry Christmas », et est devenu récemment le plus cher de l’histoire68. Dès 1993, Nokia équipa toute sa gamme d’un accès au service SMS. En 1999, son best-seller 321069 allait simplifier et démocratiser la composition et l’envoi de SMS, grâce notamment à la saisie prédictive mise au point par Tegic (le T970). Les messages étaient limités à 160 caractères et il n’y avait pas d’accusé de remise, ni de lecture. Certains SMS n’arrivaient tout simplement jamais à destination, ou alors avec des retards pouvant atteindre plusieurs jours en cas de congestion des réseaux mobiles ce qui se produit encore parfois. La norme évolua et permit, par exemple, de concaténer plusieurs messages tandis que la tarification, initialement à l’unité, convergeait via les forfaits pour devenir illimitée. L’usage fut multiplié par un facteur 100 en cinq ans. Les records de trafic culminèrent en France au nouvel an 2013, avec 1,4 milliard de messages envoyés — soit quelques dizaines par abonné — 20 ans après le lancement du service. La pratique apparue sur les premiers « 9 touches » se développait avec l’apparition des premiers terminaux à clavier introduits par Nokia71, mais surtout par Palm avec le Tréo, et RIM avec le BlackBerry. C’est d’ailleurs à Palm qu’on doit la disposition des messages par conversation dans nos smartphones : ils étaient jusqu’alors présentés
« chronologiquement. Le SMS était désormais menacé par la concurrence accrue des messageries Over the Top (OTT) qui s’affranchissaient du protocole opérateur et ne nécessitaient qu’une simple connectivité Internet. Ainsi iMessage par exemple, permet, avec la même interface, d’envoyer des messages à d’autres utilisateurs de l’écosystème Apple et de bénéficier dans ce cas d’accusés de remise voire de lecture72, de messages de groupes, et de la possibilité d’accéder à ses messages depuis tout appareil disposant du même compte iCloud. Le terminal bascule automatiquement vers le mode « SMS uniquement » avec ses messages de couleur verte en cas d’absence de connectivité Internet ou si le destinataire n’est pas équipé d’un iPhone. Les autres messageries OTT comme WhatsApp, Messenger, Signal ou Telegram nécessitent une application dédiée, n’intègrent pas le SMS mais ont en revanche étendu leur palette de services aux appels audio et vidéo. Le format du SMS a d’ailleurs conditionné la taille d’un tweet. Initialement transmis par le réseau mobile, avant le déploiement d’applications clientes (d’abord tierces, puis reprises en main par Twitter), les gazouillis de l’oiseau bleu étaient limités par la taille des SMS qui leur servaient de container : 160 caractères, moins 20 réservés à l’identifiant de l’utilisateur (@ + 19 caractères max font les 140 caractères de la célèbre formule de Peter Thiel qui en 2011, affirme dans le Manifeste pour le Futur du FoundersFund : « Nous avions rêvé de voitures volantes : nous avons eu 140 caractères73.
« La première ère avait été celle du téléphone de voiture et du téléphone transportable, valisettes semblables au GPS des années 1990. Celle des « 9 Touches », amorcée en France, en 1996, lorsque Guy Lafarge, alors directeur marketing de France Télécom Mobiles, lança la marque grand public OLA, couvrit une petite dizaine d’années : le BlackBerry et le Tréo en seraient les derniers spécimens. Ensuite, vint le bouleversement provoqué par la comète iPhone, qui s’écrasa début 2007 et provoqua l’extinction de masse du genre « 9 touches » et de son espèce dominante : Nokia. Le terme « 9 touches » lui-même est d’invention récente. Apparu dans la bouche des millenials, il désigne, accompagné d’une légère moue amusée, ces téléphones vintage dont le clavier occupe la moitié de la façade, et dont Nokia a réédité récemment une version avec le 3310. La téléphonie mobile a donc, en l’espace d’une demi-génération, totalement modifié le paysage et les usages du téléphone, avec une pénétration ultra rapide du marché, conduisant à une substitution presque totale de l’usage du téléphone fixe au bout de 25 ans. Les projections initiales de plusieurs opérateurs, persuadés qu’il s’agirait d’une offre exclusivement utilisée par les professionnels, ont été contredites par un multi-équipement massif de tous les foyers. Si les premiers services restaient définis et maîtrisés par les opérateurs télécom, l’émancipation des terminaux et l’avènement de l’Internet mobile ont engendré une dissymétrie de régulation fatale, reléguant en quelques années les créateurs du marché et de ses infrastructures au simple rang de fournisseurs de tuyaux. Comme sur le fixe, la compétition s’est réduite au prix, aux débits et aux volumes de données dans le cadre d’offres illimitées pour la voix et le SMS. Les appels à l’étranger, quand ils ne sont pas inclus dans le forfait, transitent désormais par les applications OTT (Over the Top) qui utilisent comme les autres la connectivité Internet. La folie des services de personnalisation enfiévra brièvement le marché, comme les sonneries de mobiles, qui firent le succès de Kiwee et de Jean-Baptiste Rudelle ou de Digiplug et de Boris Lacroix.
Ces usages innovants préfiguraient un reflux de la voix comme usage principal du mobile (le terme « téléphonie » a d’ailleurs disparu), la voix ayant elle-même muté avec l’apparition récente des « vocaux » que s’échangent désormais les ados : expression typiquement millenial. Il s’agit d’un mode de communication asynchrone74, comme le SMS, qui se substitue à la communication téléphonique. S’envoyer des vocaux évite de s’appeler et permet de maintenir une fragmentation du temps en micro-moments.
Il est difficile d’articuler cette chronologie et les lignes de force souterraines qui ont structuré et bouleversé ce marché. Elles ont vu pêle-mêle la montée en puissance des constructeurs de terminaux, la bascule du modèle de service en OTT, au-dessus d’une connectivité Internet standard, la prévalence des Américains et des Chinois y compris en standardisation, la bulle de la 3G et ses conséquences. Les opérateurs à l’origine de cette révolution ont fini en sandwich entre les terminaux et les services Internet, qui aspiraient les marges aux deux extrémités de la chaîne de valeur.
En 1999, la convergence fixe-mobile-Internet, déjà étudiée chez France Télécom se traduisit par la notification sur le pager75 puis par SMS des emails que vous aviez reçus : fallait-il offrir une boîte aux lettres « mobile » ou « fixe » ? L’accès à Internet devait-il être exclusivement fourni par l’opérateur mobile ? Aux États-Unis, le choix avait été tranché en faveur d’Internet : les standards mobiles utilisés dans le pays, comme les terminaux associés, y étaient très fragmentés et la couverture encore très mitée, du fait d’une concurrence ouverte sans exigence de continuité de service ni de régulation à l’échelle fédérale. Les acteurs les plus dynamiques combinaient terminal et service associé, sans chercher nécessairement à y intégrer la voix : le Blackberry en reste la meilleure illustration. Il n’y avait pas de carte SIM, cette déclinaison de la carte à puce inventée en 1974 par Roland Moreno (1945-2012), et qui permet à l’opérateur de gérer séparément le terminal, l’utilisateur et le réseau, de les associer de manière sécurisée et surtout de conserver la maîtrise exclusive de la relation avec l’abonné.
Si dès le milieu des années 1990, les terminaux et les réseaux se flairaient déjà, la puissance unitaire de calcul et le nombre de terminaux « intelligents » jouaient encore en faveur des réseaux télécom, des standards portés par les opérateurs (la 3G), et des capacités de R&D impressionnantes conservées par ces derniers. Ce fut le cas notamment en Europe, qui mit au point grâce à quelques opérateurs (conduits par un tandem France Télécom – Deutsche Telekom), une volonté politique commune, et un marché intérieur suffisamment attractif, un standard unique pour les communications mobiles : le GSM. Proposé au monde entier et soutenu par des équipementiers européens puissants et motivés, ce standard, qui prévoyait d’emblée l’interconnexion des réseaux d’opérateurs et donc l’acheminement de bout en bout des appels entre deux pays, s’imposa en quelques années, comme l’évolution digitale naturelle des offres de réseau cellulaires analogiques, qui étaient incapables de servir un tel volume de clients et d’usages. Ce succès indéniable suffit aux Européens et les aveugla sans doute un peu. Leur tropisme « télécom » s’expliquait sans doute par leur échec sur le marché de l’informatique grand public. Leur culture du device restait limitée aux téléphones et disjointe des usages multimédia.
Cette culture « télécom » domina un temps grâce à une poignée d’acteurs européens majeurs à la fois dans les cœurs de réseau et les terminaux, comme Nokia et Ericsson, auquel on peut adjoindre le français Alcatel d’avant la débâcle ou le néerlandais Philips, alors géant de l’électronique grand public, qui rêvait déjà d’appareils connectés et de maisons intelligentes.
Il en fut de même au Japon, dont l’opérateur historique et dominant DoCoMo allait inventer plus tard un standard d’Internet mobile, i-Mode, et son écosystème impressionnant de terminaux compatibles. L’électronique grand public était encore massivement japonaise, et a fortiori sa branche « nomade » qui exploitait le savoir-faire de miniaturisation ouvert par Sony avec le walkman. Il fallut attendre quelques années encore pour que les débits et la puissance de calcul embarquée ne devinssent suffisants pour faire fonctionner l’ensemble des services Internet de manière quasi-native, c’est-à-dire sans la nécessité de disposer et de maintenir en parallèle des versions adaptées à des environnements d’exécution très disparates.
Le cas sud-coréen est un modèle de planification économique à lui tout seul. 30 ans de culture militaire au pouvoir, de 1963 à 1993, avaient conduit le pays, devenu démocratie, à prendre des décisions industrielles structurantes et à les mener à bien. « Le développement coréen s’est fondé dès le départ sur une approche dirigiste. Malgré la libéralisation de la société et de l’économie survenue depuis les années 1980, l’État conserve un rôle de stratège pour identifier les filières d’avenir et peut mettre en œuvre sa politique économique grâce à ses liens étroits avec le monde des affaires afin de rattraper, voire de dépasser les autres pays dans chacun des domaines économiques sélectionnés », rapportait ainsi en 2012, une mission du Sénat76 : des ambitions affirmées dès 1963, et menées à bien depuis, dans l’industrie lourde (acier, chantiers navals), puis l’industrie automobile, étendue ensuite au domaine des mémoires et des écrans. C’est à cette même logique de planification, fondée sur une analyse fine et juste des secteurs d’avenir les plus porteurs pour l’économie exportatrice de la péninsule, que la Corée du Sud dut le succès éclatant de Samsung. Voici comment. Après la crise financière de 1997-1998, le président Kim Dae-jung avait lancé le programme Cyber-Korea 21. La Corée du Sud disposait alors de trois opérateurs de télécommunication, qui appartenaient à des chaebols concurrents : Korea Telecom, SKT, et LG U+, dont les patrons furent un jour convoqués au Ministère de l’Industrie, où leur furent données des instructions, à prendre comme des ordres. Entre généraux on se comprend vite et bien. Le gouvernement sud-coréen, éclairé par les travaux du Korea Advanced Institute of Science and Technology (KAIST), leur expliqua alors l’enjeu que représenteraient les technologies mobiles dans le développement futur décidé pour le pays : la péninsule, très dense et constituée d’habitats collectifs en hauteur pour sa majorité, se prêtait certes au déploiement efficace de réseaux haut débit fixes — elle deviendrait un des premiers pays du monde en termes de déploiement de la fibre optique — mais seul le mobile serait à même de valoriser et de soutenir les filières de mémoires et d’écrans en cours de développement, sans parler des acteurs de l’électronique grand public qu’étaient déjà Samsung et LG77. Les opérateurs reçurent donc l’instruction d’entamer la construction de réseaux mobiles et de préparer des offres de services. Le standard mobile retenu leur était également indiqué : tous deux furent priés d’implémenter la norme CDMA américaine, et non le GSM. Ce dernier standard, plus récent, plus ouvert, plus prometteur constituait pourtant un choix évident, notamment pour Samsung et LG auxquels le GSM assurait un marché potentiel énorme. De plus le CDMA, très lié au fabricant de puces américain Qualcomm et à son riche portefeuille de brevets dans ce domaine, opérait dans des bandes de fréquences différentes, et ne semblait avoir guère de potentiel hors du marché nord-américain. C’était précisément la raison du choix des officiels coréens. En déployant dans un premier temps leurs réseaux à la norme CDMA, les opérateurs sud-coréens et les constructeurs locaux allaient apprendre le métier. Puis, forts de leur expérience, Samsung et LG purent alors entrer sur le marché américain et accéder à des dizaines de millions d’abonnés au prix d’un seul effort de certification auprès du régulateur, et de négociations avec trois opérateurs. Le choix du GSM, bien plus avancé technologiquement, et moins dépendant des brevets d’un seul fournisseur de puces et de technologies radio, viendrait dans un deuxième temps, une fois Samsung et LG suffisamment puissants pour faire certifier efficacement leurs terminaux auprès d’une douzaine de pays européens, et négocier avec au moins le double d’opérateurs. Ceci se produisit en une dizaine d’années, validant un choix brillant de fonctionnaires aussi rompus aux enjeux business qu’à la perfection des technologies et des standards.
La situation et le jeu d’acteurs étaient bien différents aux États-Unis. Le standard CDMA y côtoyait des technologies réservées à des usages et des territoires limités (à l’instar de Metricom et de son service Ricochet en Californie), les régulations restaient légères, surtout en phase de démarrage du marché. Les Américains suivaient depuis le début une approche différente, pour des raisons industrielles (la Silicon Valley) et culturelles (le rôle des télécom et des opérateurs appelés « carriers » en disait long sur leur valeur ajoutée perçue). La démarche avait donc pour point de départ des terminaux communicants, à raccorder à Internet au moyen d’une infrastructure de connectivité adaptée aux débits et à la puissance de calcul de l’époque. Un des projets les plus ambitieux et emblématiques de cette approche fut celui de General Magic. En 1989 chez Apple, Marc Porat portait auprès de John Sculley la vision de la prochaine vague de l’informatique, fondée sur une coopération entre les acteurs respectifs du secteur, de l’univers des communications, et de l’industrie de l’électronique grand public. Le projet fut incorporé dès 1990, dans une société séparée, dont Apple prit une part minoritaire du capital. General Magic rallia en 1992 de grands noms de l’électronique grand public comme Sony, Motorola, Matsushita, Philips qui investirent dans l’entreprise dont ils devenaient partenaires. Alors la trajectoire de l’entreprise s’écarta de celle d’Apple, qui se focalisait déjà sur le Newton. General Magic développa un système d’exploitation (Magic Cap) pour les terminaux Communicator, produits par ses partenaires du secteur de l’électronique grand public. Magic Cap proposait une interface utilisateur reprenant la métaphore d’un bureau et de ses objets, préfigurant en quelque sorte le design skeuomorphique78 des premières versions d’iOS. Surtout, Magic Cap était optimisé pour les communications, qu’il s’agisse de messagerie électronique (le SMS n’avait pas encore été déployé) ou d’accès à Internet. General Magic envisageait en effet une utilisation asynchrone d’accès à l’information et popularisa la notion d’agent intelligent79, capable d’injecter une requête de l’utilisateur dans le réseau où elle se propageait, puis de compiler les réponses renvoyées par les serveurs distants, avant que de servir un résultat prêt à être présenté.
L’entreprise développa un langage de programmation spécifique appelé Telescript, dont le déploiement supposait une exécution dans le réseau des opérateurs télécom partenaires afin d’accélérer les opérations et de délivrer une expérience utilisateur la plus fluide possible. En 1994, plusieurs opérateurs répondirent à l’appel : AT&T, partenaire de la première heure, fut rejoint par Cable & Wireless, France Télécom, NTT et Northern Telecom. À l’été, sortaient les deux premiers terminaux, celui de Motorola, sans fil, tandis que la version de Sony utilisait un modem téléphonique filaire. AT&T déploya un réseau privatif destiné aux clients de General Magic mais celui-ci n’était pas connecté à Internet et fut fermé deux ans plus tard. Une entrée en Bourse en 1995 permit à l’entreprise de lever 200 millions de dollars et de développer en parallèle Portico, un service d’assistant personnel piloté par la voix, qui gérait les appels téléphoniques entrant de l’utilisateur auquel était attribué un numéro 800 (l’équivalent américain du « numéro vert » gratuit à une époque où les appels restaient encore coûteux). La généalogie de Siri remonte donc plus loin qu’on ne le pense parfois. L’échec des ventes de terminaux et la dispersion de l’entreprise sur un trop grand nombre de projets eurent raison de General Magic dont le déclin dès 1998, conduisit à sa faillite en 2002. Pourtant, la contribution de cette entreprise, qui figure parmi tant d’autres dans le cimetière des start-up de la Côte Ouest, fut immense au travers de son réseau d’anciens. Il s’agissait en effet d’une pépinière d’alumni et du probable précurseur des « mafias » qui désormais structurent la Silicon Valley80. Parmi les anciens de General Magic figuraient en effet Andy Rubin (Danger, puis Android), Tony Fadell (concepteur de l’iPod, créateur de Nest revendu à Google 3,2 milliards de dollars), ou encore Joanna Hoffmann.
Outre HDML et le WAP, d’autres protocoles issus du monde informatique furent mis au point conjointement entre acteurs des deux mondes. Mais l’irruption de la data dans les réseaux, et en particulier les réseaux mobiles, tourna rapidement à l’avantage d’Internet, notamment en raison de la gouvernance très souple des structures de standardisation du secteur : les spécifications des protocoles s’y font toujours via de simples RFC81. Tous les ingrédients étaient réunis pour la bulle de la 3G.
Des secousses qui ont marqué le secteur des technologies au tournant du millénaire, l’histoire n’a retenu que l’éclatement de la bulle Internet à partir du mois de mars 2000, cinq ans après le signal de départ donné par le triplement du cours de l’action Netscape le 9 août 1996, jour de son introduction sur le Nasdaq. Trois mois plus tard, la société dépassait déjà en valeur la compagnie aérienne Delta Airlines. La frénésie des start-up et des stock-options gagna l’Europe en 1998, avec les First Tuesday londoniens, permettant à des investisseurs pas toujours avisés de financer en amorçage des entrepreneurs de la nouvelle économie pas toujours inspirés. On payait ses salariés en stock-options tant le futur semblait considérablement plus prometteur que le présent. Aux États-Unis, les introductions en Bourse se succédèrent sur le marché des valeurs technologiques Nasdaq et furent suivies d’envolées de cours spectaculaires : l’indice Nasdaq 100 était multiplié par 3,5 entre 1998 et son pic de mars 200082. En janvier 2000, le rachat de Time Warner par AOL fut perçu comme « le succès annoncé de la nouvelle économie sur l’ancienne ». Le concept de TMT devint le néologisme des consultants pour englober les sociétés des secteurs médias, télécoms et technologie, qu’elles soient perdantes ou gagnantes des évolutions technologiques. Les contenus et les tuyaux se tutoyaient lorsque Vivendi racheta Universal : ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient…
Le drame, dont nombre se souviennent, n’était pourtant que l’acte un : la contagion de la bulle des Dot Coms s’étendit, de manière d’abord larvée, auprès des équipementiers de réseau et des opérateurs télécom. Ce qui éclata à partir de mars 2000, n’était en effet que la partie émergée d’un iceberg technologique en train de se fissurer. Si la « ruée vers l’or » de l’e-commerce avait marqué le pas, avec les faillites retentissantes de Webvan aux États-Unis et de Boo en Europe, les grandes manœuvres se poursuivaient chez les « vendeurs de pelles » que sont les équipementiers et les opérateurs. Les premiers rêvaient d’équiper les seconds : le marché des télécommunications était en pleine effervescence suite à l’accord sur la libéralisation du secteur signé par 68 pays à Genève le 15 février 1997, dans le cadre de l’OMC. Entre 1997 et 2000, Lucent, Alcatel, et Cisco déboursèrent chacun autour de 20 milliards de dollars en acquisitions. Les opérateurs télécom avaient encore peu souffert de l’explosion de la bulle Internet, qui demeurait circonscrite au web et au Nasdaq. D’ailleurs les autres bourses mondiales affichèrent des valorisations toujours élevées durant la suite de l’année 2000, le CAC 40 atteignant son plus haut le 4 septembre.
L’accès à Internet domestique progressait, malgré la limite que représentait la boucle locale régulée. Toutefois, la promesse de l’Internet mobile attira toutes les convoitises, à commencer par celles des gouvernements. Jusqu’ici en effet, les usages mobiles avaient principalement concerné la voix et de manière très minoritaire la data si on considère le SMS. Le WAP permettait de transcrire les sites web en texte et de les rendre ainsi accessibles sur des terminaux à petit écran monochrome, via les réseaux 2G dont le débit n’excédait pas 9,6 Kbit/seconde. Il permettait donc d’envisager de nouveaux services et de nouveaux revenus pour peu que les débits augmentassent. Or l’ensemble de l’industrie, tirée par les opérateurs télécom historiques et leurs centres de R&D, avait mis au point pendant plusieurs années la génération suivante : l’aventure de la 3G pouvait commencer et une nouvelle bulle gonfler…
Déployer un réseau et des services de télécommunications mobiles, suppose trois ingrédients simultanés : des réseaux, des terminaux et des fréquences sur lesquels les seconds communiquent entre eux grâce aux premiers, tandis que réseaux et terminaux évoluent de conserve grâce à des standards. L’ambition de la 3G était immense puisque ces standards étaient ici regroupés sous l’acronyme UMTS dont le « U » ne signifie pas moins qu’« Universel ». La troisième génération de téléphonie mobile ne promettait pas uniquement des débits effectifs compris entre 144 et 384 Kbits/s, mais aussi le support de nombreux services multimédia dont… la connectivité IP. Le troisième ingrédient des communications mobiles est le spectre.
Cette ressource étendue mais limitée est un bien commun indispensable à toute communication radio, qu’elle soit diffusée (radio, TV) ou bidirectionnelle (téléphonie, PMR, radiocommunications aériennes). Elle est à ce titre détenue et opérée par les États dont elle constitue un des éléments de souveraineté militaire comme civile. Les agences se chargent de répartir le spectre et de veiller à l’usage des bandes de fréquences partagées (la CB, la VHF, SigFox, Wifi) comme dédiées. Dans ce dernier cas, l’allocation exclusive de fréquences à un opérateur permet à ce dernier de garantir une absence de brouillage et donc de dédier une qualité de service exclusive à ses clients. Enfin les débits envisageables sont fonction de paramètres techniques (modulation et compression du signal radio) mais surtout de la fréquence utilisée et de la largeur de la bande réservée autour de cette fréquence. Le spectre est donc une ressource rare, d’autant plus chère qu’elle peut supporter des usages rémunérateurs. Or au début des années 2000, l’industrie des télécom n’avait plus d’yeux que pour la 3G et sa promesse d’usages multimédia mobiles. 20 ans avant YouTube, Facetime, Zoom, on rêvait déjà de télévision sur mobile et de vidéotéléphonie. Le spectre allait donc valoir de l’or.
C’est en Europe qu’eurent lieu les « enchères du siècle », soutenues par des régulateurs nationaux et européens fascinés par l’idée de démanteler leurs monopoles en créant la compétition par fragmentation du marché, ce qui bénéficierait au consommateur final.
Ces régulateurs tenaient enfin leur occasion de montrer aux Américains que le consent decree de 1984 n’était pas leur exclusivité. Comme à la Bataille de Fontenoy, les Anglais tirèrent les premiers, et attribuèrent cinq licences pour un peu plus de 38 milliards d’euros en avril 200083. Les Allemands leur emboîtèrent le pas en août 2000, et les six licences mises aux enchères trouvèrent, cette fois, preneur pour un total de 50 milliards d’euros84 ! Rotschild, qui conseillait le gouvernement britannique depuis le démarrage du processus, fin 1997, avait initialement évalué la valeur d’une licence entre 500 millions et 1 milliard de livres sterling (soit environ 1,7 milliards d’euros), et la valeur d’un abonné 3G entre 500 euros et 1 000 euros. Toutefois un phénomène de consolidation industrielle85 aussi inattendu qu’inédit allait faire dérailler tout le processus et le déconnecter de toute réalité économique. Cette histoire dans l’histoire est à la fois une épopée et un désastre.
L’intérêt pour le marché mobile anglais était bien antérieur à l’attribution des fréquences 3G. Les appétits s’étaient aiguisés dès 1998, au démarrage de la préparation du processus d’enchères. En octobre 1999, l’opérateur allemand Mannesmann avait annoncé le rachat de l’opérateur Orange pour 34 milliards de dollars, soit huit fois sa valeur lors de son introduction au London Stock Exchange, trois ans à peine auparavant. Pour ce montant, il eût été possible d’acquérir Marks & Spencer, Sainsbury, Next, et Rolls Royce tout à la fois ! Cette opération réévaluait de facto le prix d’une licence 3G d’un facteur 3 à 4, si l’on considérait le coût de constitution d’un opérateur mobile de la taille d’Orange, qui perdait encore de l’argent et n’avait pas achevé le déploiement de son réseau 2G, dont la densité allait devoir doubler pour servir ses abonnés en 3G. Orange avait à l’époque 3,5 millions d’abonnés et une part du marché anglais de 17 % : à ce prix l’abonné valait donc 8 500 dollars aux yeux des Allemands. L’offre prépayée à 85 euros que venait de lancer l’opérateur trublion du marché anglais, dirigé par le génie du marketing Hans Snook, correspondait donc à 100 ans de revenus pour un même abonné fidèle. Or Vodafone, dont l’appétit était intact et dont la stratégie d’acquisitions exigeait, pour la confiance de ses actionnaires financiers, une croissance régulière et ininterrompue du cours de l’action, n’eut pas froid aux yeux et offrit en vain 110 milliards d’euros, puis 130 milliards d’euros. Début février 2000, pour 160 milliards d’euros, le capitalisme rhénan capitulait enfin et donnait naissance au premier opérateur mondial. Vivendi, déjà dirigé par j6m.com, avait apporté son soutien à l’opération, sous forme notamment d’accords d’itinérance préférentiels et en échange de la promesse de construire ensemble un portail mobile unique européen, Vizzavi, auquel Vivendi pourrait apporter ses contenus…
Le processus d’enchères anglaises, suspendu durant les six mois de négociations, reprit en mars 2000, dès la signature du deal Vodafone – Mannesmann. Malgré les protestations de British Telecom, Orange fut autorisé à concourir pour une licence 3G, avec l’argent d’un autre et une interdiction de collusion avec son bailleur de fonds. Les treize candidats initialement en lice s’attendaient à devoir débourser pour leur licence entre 1,7 et 3,4 milliards d’euros. Au terme de cent cinquante tours d’enchères, tous les plafonds avaient été crevés et la licence B, convoitée dès le début par Vodafone, lui échut pour 10 milliards d’euros, tandis que la moins chère partait à 6,8 milliards d’euros. Fin mai 2000, Vodafone réussit ensuite à revendre Orange à France Télécom, qui n’avait pu prendre pied sur le marché anglais et déboursa 50 milliards d’euros pour acquérir le troisième opérateur anglais, ses six millions d’abonnés, sa licence 3G, sans oublier sa dette. L’opérateur national contracta un emprunt de 32 milliards d’euros : il se dit que l’État français n’était pas prêt à devenir minoritaire mais surtout que Vodafone ne voulait pas procéder par échange d’actions. Vodafone bouclait cette vente en cash, comme ses autres cessions d’un empire Mannesmann qu’il avait acquis en actions86. Seagram avait d’ailleurs fait à peu près de même lors de son rapprochement avec Vivendi, en négociant une clause discrète de protection en cas de baisse du cours du titre…
Les attributions de licences dans les autres pays européens révélèrent ensuite un appétit moindre : il n’y avait plus assez d’argent. Les enchères anglaises et allemandes avaient totalement asséché le marché. Les autorités anglaises puis allemandes avaient imposé des conditions de paiement conduisant à un règlement immédiat et en totalité et un financement des opérateurs par des concours bancaires. Les marchés financiers ne tardèrent pas à réagir et la bulle de la 3G explosa.
Ce n’est qu’au printemps 2000 que le gouvernement français commença à consulter les industriels sur les modalités d’attribution des licences 3G, fixées au minimum à trois en raison des règles de concurrence posées par la Directive Européenne relative au marché des télécommunications. La folie des enchères anglaises et allemandes et l’appétit aiguisé de Bercy conduisirent Martin Bouygues, le 10 mai, à dénoncer dans le journal Le Monde l’envolée du prix des licences en Europe et son risque de « mortelles enchères dans le téléphone » qui ne pourraient se solder que par un choix cornélien entre « la mort subite et la mort lente ».
Des quatre licences 3G proposées pour 15 ans et 4,95 milliards d’euros, seules deux trouvèrent preneurs auprès de France Télécom et de SFR. Bouygues Telecom et le consortium Suez-Lyonnaise-Telefonica (ST3G) avaient jeté l’éponge. Il n’y avait plus personne. Il en manquait donc une pour mettre le marché français en conformité avec la réglementation européenne, et à parité avec les autres membres de l’Union. Un second appel à candidature fut lancé par le régulateur le 29 décembre 200187 mais tout ceci arrivait un peu tard. Fin 2001, le Nasdaq avait perdu 60 % de son maximum atteint en mars 2000 ; France Télécom 60 % également mais sur la seule année 2001 — et 85 % par rapport à son pic —, celui d’Orange avait décroché de 22 % en dix mois et celui de Wanadoo de 72 % par rapport à son cours d’introduction en Bourse en juillet 2000.
La dette du Groupe France Télécom évoluait toujours au-dessus de 60 milliards d’euros et les marchés, comme l’opérateur, doutaient de plus en plus de sa capacité à la rembourser. L’évolution de la situation avait ainsi conduit l’État à revoir drastiquement les conditions d’attribution des deux dernières licences afin de les ajuster à la réalité financière et industrielle du secteur. Des modifications importantes furent apportées par rapport au premier appel à candidature, avec un prix de 619 millions d’euros88 (soit une division par huit !), et une durée de détention de la licence portée à vingt ans. Malgré ces nouvelles conditions, seul Bouygues Telecom déposa une candidature et obtint l’autorisation le 12 décembre 2002. Les autorisations accordées à SFR et Orange furent modifiées, pour accorder aux deux premiers opérateurs les mêmes conditions (de prix et de durée). Ils furent donc remboursés d’une partie des 4,95 milliards qu’ils avaient dû verser. Il fallut attendre près de dix ans pour que la quatrième licence soit attribuée à Free et le dossier des licences 3G clos après de nombreuses procédures.
L’explosion de la bulle de la 3G avait laissé exsangues de nombreux opérateurs, notamment ceux qui s’étaient endettés lourdement pour acquérir en cash soit leur licence soit d’autres opérateurs. Le cas emblématique de France Télécom illustre la façon dont l’explosion de la bulle se propagea à tout le secteur et modifia profondément et définitivement le panorama des infrastructures d’accès au numérique.
Durant l’été 2002, la situation de France Télécom passa de difficilement soutenable à critique. Plombé par des dépréciations d’actifs achetés au prix fort (NTL et Mobilcom), l’opérateur affichait alors des fonds propres consolidés quasiment négatifs, et avec une dette de 68 milliards d’euros le titre « d’entreprise la plus endettée au monde ». Michel Bon démissionna le 12 septembre, en annonçant ces chiffres. Il fallait un sauveur : on se tourna vers celui qui jusqu’ici avait réussi à rétablir des entreprises technologiques empêtrées dans des situations désespérées et c’est ainsi qu’arriva Thierry Breton trois semaines plus tard.
L’homme pressé était tout aussi pressant, et en négociateur redoutable, posa les conditions d’un plan « 8+8+8 » visant à dégager 24 milliards d’euros auxquels contribueraient, à parts égales, l’État actionnaire de France Télécom, ses fournisseurs et enfin l’opérateur lui-même. Le plan, baptisé TOP pour Total Operational Performance, était une déclinaison d’une méthodologie mise au point par McKinsey, et que le prestigieux cabinet de conseil en stratégie s’appliquait à décliner et adapter chez ses clients. L’État ne pouvait dire non à celui qui avait donné tort au Premier ministre Alain Juppé.
Alors que ce dernier était prêt à vendre, en 1996, Thomson au Sud-coréen Daewoo pour « un euro symbolique », Thierry Breton avait, lui, redressé l’entreprise d’électronique de manière spectaculaire. Les 8 milliards d’euros d’avances de l’État actionnaire furent débloqués séance tenante, attirant au passage les foudres de la Commission de Bruxelles qui lança une procédure formelle pour aide d’État. Faisant de la prise de vitesse sa marque de fabrique, visant la poursuite de l’intérêt commun par l’alignement du peloton dans la roue du coureur le plus rapide (soi-même), le nouveau P.-D.G. mit l’ensemble de l’entreprise sous tension, imposant le déséquilibre avant comme seul moyen d’avancer et de ne pas tomber. Tous ceux qui ne se sentaient pas en phase avec ce changement de rythme, parfois jugé brutal, étaient priés de reconsidérer l’entreprise comme berceau approprié à la suite de leur carrière.
Le corps social de l’opérateur vécut d’autant plus difficilement les exigences de redéploiement qu’il avait déjà, quelques années auparavant, accepté et réussi sans heurts un plan massif de redéploiement. Les « lignards », qui assuraient jusqu’alors l’entretien et la maintenance d’un réseau de plus en plus automatisé, avaient été formés puis tournés vers les clients à travers les 650 agences France Télécom qui, très bien implantées sur le territoire national, passaient du statut de « guichet de réparation et d’échange de S63 et de terminaux Minitel », à celui de « point de vente de terminaux et de services ». L’expérience de Michel Bon à l’ANPE avait porté ses fruits, sur ce plan du moins.
Contrairement à ses concurrents cotés, France Télécom était à la fois une entreprise de droit privé, dont l’État n’était qu’un des actionnaires, certes encombrant, mais qui avait surtout la particularité d’employer du personnel au statut de fonctionnaire, comme l’avait permis en 1993 le Conseil d’État qui jugeait possible, sous certaines conditions, la transformation de l’opérateur téléphonique national en société anonyme sans modification du statut de ses agents. Cette anomalie limitait singulièrement la flexibilité de l’opérateur dont la réduction d’effectifs supposait soit des départs volontaires ou « encouragés », soit une réintégration des fonctionnaires au sein de la « vraie » fonction publique. Cette possibilité, évoquée initialement lors du changement de statut, pour permettre à l’opérateur de jouer « à parité » avec ses concurrents cotés, s’avéra théorique. La pression se concentrait donc sur les effectifs à l’étranger, comme sur les effectifs privés recrutés les années précédentes pour apporter « du sang neuf » à la culture de l’entreprise89. « Last In, First Out ! », dit-on en logistique. Le modèle de « l’opérateur intégré » fut énoncé et mis en œuvre au pas de charge, Orange fut retiré de la cote au printemps 2004, puis ce fut le tour de Wanadoo à l’été, ce qui permettait incidemment de soustraire aux yeux des marchés financiers et des analystes les transferts de marges internes entre les métiers historiques extrêmement rentables et les activités nouvelles et en croissance, consommatrices de cash.
Les redoutables talents de négociateur de Thierry Breton auprès de la puissance publique payèrent également : le régulateur accepta une hausse de l’abonnement téléphonique de un euro par mois pendant trois ans : près de 100 millions d’euros par an de revenus additionnels et de pure marge vinrent ainsi contribuer au plan Top Line. La volonté d’afficher un retour rapide des comptes à l’équilibre incite les redresseurs d’entreprises à se concentrer sur les marges. Ceci avait conduit chez Thomson à un arrêt massif des dépenses de R&D et au milking des portefeuilles de brevets90 constitués par l’entreprise, dont plusieurs portant sur le format MP3 devenu populaire à la fin des années 1990 avec l’essor des baladeurs numériques et du piratage de la musique. Dans le cas d’un opérateur, tailler dans les coûts de R&D ne suffisait pas. Pour contribuer plus efficacement aux huit milliards d’économies annoncés dans le plan Top, il fallait également mettre à contribution les fournisseurs. France Télécom achetait pour environ 20 milliards de matériel et de prestations par an : la réduction de trois milliards de ses investissements dans les réseaux 3G, annoncée pour la période 2003-2005, ne suffirait pas.
C’est là qu’intervint Louis-Pierre Wenes. Avec une rigueur implacable et une clarté incontestable, l’ancien partner d’ATKearney mit sur pied une organisation des achats totalement centralisée et entama une recherche d’optimisation systématique passant notamment par une massification des commandes et une réduction du nombre de ses fournisseurs. L’opérateur, sous sa houlette, engagea une négociation sans précédent avec les principaux constructeurs de ses réseaux existants et à venir. Les équipementiers télécom étaient à l’époque en majorité européens et extrêmement puissants. Dopés par le succès des normes GSM auxquelles ils avaient contribué très tôt, et nantis des très nombreux brevets qu’ils avaient déposés dans tous les domaines de l’infrastructure et des services mobiles, les fournisseurs étaient seigneurs en cet Eldorado. Ceci était d’autant plus vrai qu’en fournissant à la fois équipements de réseau et terminaux, ils tenaient les deux bouts de la chaîne de valeur. Nokia dominait alors, avec près de 40 % de part de marché, tandis qu’Ericsson avait décidé de s’allier avec Sony afin de bénéficier de son savoir-faire en design produit et en marketing. Le français Alcatel n’était pas en reste. La négociation conduite par Louis-Pierre Wenes fut foudroyante. Il exigea des fournisseurs de réseaux qu’ils consentissent à France Télécom de très substantielles réductions s’ils voulaient être payés à la fin de l’année. En cas de refus l’opérateur risquait de ne plus être en mesure d’honorer le moindre engagement…
Les grands opérateurs s’engouffrèrent dans la brèche. Les prix et donc les marges des équipementiers plongèrent à leur tour, pour ne plus jamais remonter. Certains disparurent même, à l’instar de Nortel Networks, ex-gloire canadienne qui avait pesé jusqu’à un tiers de la capitalisation boursière du Toronto Stock Exchange avant de voir son cours divisé par 80 en deux ans, entre son plus haut de septembre 2000 et août 2002. Malgré une restructuration drastique et 60 000 licenciements, l’équipementier finit par jeter l’éponge en se plaçant en faillite en 2009. En Europe, Nokia avait isolé son activité d’équipementier de réseaux dans une société distincte (Nokia Networks) qu’elle fusionna en avril 2007 avec son homologue issue de Siemens. Un mois plus tard, Nokia Siemens Networks annonçait 9 000 licenciements sur un effectif de 60 000. La concentration du marché se poursuivit en 2010, avec l’acquisition de la division d’infrastructures mobiles de l’ancienne gloire américaine Motorola. Ce rapprochement transatlantique n’était ni le premier, ni le dernier.
Un autre homme pressé des Télécom, rompu à la méthode Breton, allait boucler la boucle et clore le chapitre de cette débâcle française en revendant les décombres d’Alcatel à… Nokia ! S’il avait fallu dix ans à Serge Tchuruk pour recentrer l’ancien conglomérat sur le seul métier des télécommunications, les deux bulles Internet et 3G avaient compromis son ambition à mi-parcours, amputant de 90 % la valeur boursière d’Alcatel sur la seule année 2002. Tchuruk tenta en 2006, une fusion avec Lucent, donnant sur le papier naissance à un des leaders mondiaux des infrastructures de télécommunications, mais 18 mois de gouvernance désastreuse mirent à l’arrêt l’entreprise et dehors son patron. Le rachat des activités 3G/UMTS d’un Nortel déjà moribond fut éclipsé en 2007 par une réduction de 15 % des effectifs du groupe, puis l’échec d’une alliance avec le Japonais NEC. Ben Verwaayen prit certes les rênes en 2008 de ce qui était encore le troisième fournisseur mondial de réseaux de télécommunications.
Mais les réductions de périmètre ne suffirent pas à endiguer l’hémorragie des pertes annuelles, estimées à 800 millions d’euros par an sur les dix dernières années. L’entreprise en fut réduite à gager ses 29 000 brevets pour obtenir un prêt de 2 milliards d’euros : il fallait sauver le soldat Alcatel ! Michel Combes entra alors en lice. L’ancien Directeur Financier de France Télécom, émule de la méthode Breton, remplaça Ben Verwaayen en avril 2013. Il partagea dans la foulée une analyse catastrophique de la situation, et annonça six semaines plus tard un plan Shift radical, combinant économies drastiques, réduction de périmètre, partenariats tous azimuts et restructuration de la dette. En moins de deux ans, le groupe se séparait de 15 % de ses effectifs mondiaux, évitait la faillite et triplait son cours de Bourse avant d’être vendu à Nokia pour 15,6 milliards d’euros, en avril 2015.
Le Nokia de 2015 ressemblait de loin au leader de la téléphonie mobile et des « 9 touches » : ses modèles 3210 et 3310, s’étaient vendus chacun à plus de 100 millions d’exemplaires au début des années 2000. Le Finlandais s’était rapproché puis éloigné de Microsoft, à qui il avait fini par vendre son activité de téléphonie mobile, avant de reprendre une licence de son propre nom. Navteq, acquis plus de 8 milliards de dollars en 2007, devenu Here Maps, avait été revendu à un consortium de constructeurs automobiles allemands au tiers de sa valeur d’acquisition… Métamorphose finalement pas si surprenante de la part d’une entreprise issue de l’industrie papetière et passée par celle du caoutchouc avant de pivoter dans le mobile en 1992. Ericsson traversa ces années de crise de manière plus discrète et moins agitée. Le géant suédois se recentra sur les réseaux, revendant, dix ans après ses parts à Sony dans leur entreprise commune Sony-Ericsson, et investigua les marchés de la vidéo avec notamment le rachat de la branche de services de diffusion de Thomson Technicolor, la filiale IPTV de Microsoft et le rachat d’Envivio, un des contributeurs majeurs de la compression vidéo MPEG4. Le partenariat dans les composants établi en 2009 avec le franco-italien STMicroelectronics fit long feu au bout de quatre ans.
Huawei a détrôné Ericsson de la première marche du podium vers 2017. S’il n’est ni opportun ni facile de reconstituer l’histoire de ce géant des télécommunications, société privée dont les liens avec le gouvernement chinois continuent de diviser Kommentariat91 et analystes, les leçons à tirer de cette ascension planifiée sont édifiantes. Huawei avait en effet déployé dans les cœurs de réseau une stratégie voisine de celle de Samsung dans les terminaux : dominer le marché domestique en adoptant des standards étrangers et, diront les grincheux, copiant au passage les technologies qui vont avec, pour se déployer ensuite à l’étranger mais de manière très inédite. Huawei avait bénéficié, dans un premier temps, du déploiement volontariste de la téléphonie mobile au sein du plus grand marché intérieur mondial, marché protégé par un gouvernement animé d’une vision de long terme extrêmement ambitieuse et servie par des moyens financiers et politiques considérables. La suite très originale vit l’équipementier se déployer patiemment, pays par pays, réseau par réseau, sur un continent africain délaissé des Occidentaux : les réseaux mobiles faisaient partie des infrastructures déployées et financées par l’Empire du Milieu. Il ne restait plus qu’à attendre le moment opportun pour envahir l’Europe.
C’est précisément la crise de la 3G qui déverrouilla le marché. Lorsque les opérateurs, les uns après les autres, s’engouffrèrent dans la spirale de réduction de prix entamée par France Télécom et Louis-Pierre Wenes, Huawei frappa à leur porte et afficha, aux côtés de son appétit, une capacité à s’aligner sur les tarifs demandés par les opérateurs. Le piège se referma lorsque ceux-ci s’interrogèrent sur la capacité des équipements du chinois à servir des dizaines de millions d’abonnés tout en affichant des taux de disponibilité et des performances analogues aux réseaux motorisés par les spécialistes de longue date. Ces spécialistes ne manquaient, d’ailleurs, pas une occasion de brocarder le nouvel entrant qui, avec son compatriote ZTE, était desservi par la réputation de l’étiquette « Made in China ». Cependant l’historique du fonctionnement des réseaux Huawei, qui servaient des dizaines de millions d’abonnés africains, était incontestable. L’équipementier dépassait déjà en capacité cumulée la taille du marché français : sa fiabilité, discrète jusqu’alors, venait d’établir sa crédibilité.
Consacrant des moyens de plus en plus considérables en R&D, au moment même où les Occidentaux réduisaient la voilure, Huawei est devenu un des plus gros contributeurs des standards de la 5G et par conséquent, un des plus gros déposants de brevets sur le sujet. Son stand au Mobile World Congress était un salon à lui tout seul, présentant l’ensemble des technologies et composants de la téléphonie mobile dans leur version chinoise. Ses terminaux se firent une place sur le marché, en raison de partenariats choisis, comme avec Leica, pour la caméra et d’un marketing de plus en plus présent. Établissant des liens privilégiés avec plusieurs États (centres de recherche en Angleterre, usine et propositions de financement de chaires de recherches à Télécom Paris en France), Huawei s’est forgé une crédibilité indiscutable tandis qu’il équipait en Europe une part importante des réseaux de SFR, Bouygues Telecom, British Telecom ou encore Vodafone, et signait 47 contrats d’équipement 5G. La seule limite devint la question désormais résurgente de la souveraineté, posée tant à Bruxelles que dans les États membres. Les États-Unis, « Huawei free », interdisent désormais au chinois de s’approvisionner en composants et technologies américaines. Les Anglais font de même mais il est plus difficile de déloger le coucou une fois celui-ci installé dans le nid.
Ainsi s’acheva le règne des « 9 touches ».
bref… et vous ?
La régulation technologique est un levier de politique industrielle et le meilleur standard ne l’emporte pas toujours face au marché.
Le tournant du XXIe siècle a vu deux bulles et non une seule. La bulle Internet a principalement secoué les États-Unis tandis que la bulle de la 3G touchait une Europe en retard sur sa régulation. Ces bulles industrielles ont eu des répercussions géopolitiques que nous ressentons encore aujourd’hui.
La souveraineté numérique ne se fonde pas sur des discours politiques mais sur des faits et la maîtrise sur le long terme de certaines dépendances quasi-irréversibles.
Les politiques de mise aux enchères des fréquences doivent être coordonnées. Là où les Anglais, plus agiles, ont réussi à faire entrer dans les caisses publiques des dizaines de milliards d’euros, La France, partie en retard, en a récolté 2,4 à grand-peine, tout en devant sauver au passage son opérateur national.
On peut habiller le redressement d’une entreprise en deux ans : à quel prix, et pour combien de temps ?
Vous êtes aspirant dirigeant, souvenez-vous que les valorisations d’entreprises sont des opinions. Le cash dépensé lorsqu’on paie comptant est un fait. Surtout lorsqu’il manque par la suite.
Les opérateurs télécom ont été des centres d’innovation fondamentale et de R&D très avancée. Ceci n’est plus le cas et les écosystèmes nationaux en pâtissent.
Vous avez à peine connu les « 9 touches » et vous ignoriez tout de Nokia : vous savez désormais comment le smartphone a envahi nos vies.