Mathématicien, député de l’Essonne, titulaire de la Médaille Fields
La revue de culture scientifique en ligne Interstices, publiée par Inria, a récemment proposé un « Jeu des 7 familles de l’informatique » dans lequel figuraient quelques dizaines de scientifiques et ingénieurs qui ont joué un rôle clé dans le développement des technologies numériques. Des spécialistes d’algorithmes, de cryptographie, d’Intelligence artificielle, d’interface humain-machine, d’algèbre booléenne… de Al-Khwârismî à Yann Le Cun, en passant par Ada Lovelace et Marie-Paule Cani, avec Alan Turing en figure tutélaire.
Ce jeu fait revivre la grande aventure d’une discipline qui a longtemps été indissociable de la mathématique, avant de prendre son envol au milieu du XXe siècle. Encore aujourd’hui, les spécialistes d’informatique font vivre de nouveaux chapitres d’une science pleine de recherche et de nouveauté, dans les derniers développements de l’Intelligence artificielle, de l’informatique quantique ou des centres de données, avec toutes leurs ramifications algorithmiques ou physiques.
Mais l’informatique, c’est devenu bien plus encore que cela. Il y a un quart de siècle environ, cette révolution a débordé de la sphère des sciences et technologies pour toucher toute l’économie, la société, les rapports même entre individus.
Comme tout le monde ou presque, j’ai connu cette révolution dans mon propre métier. Le quotidien de ma recherche, quand j’ai commencé ma thèse au milieu des années 1990, comprenait la chasse aux articles que l’on allait dénicher dans les rayons des bibliothèques avant de les photocopier soigneusement ; l’écriture d’exposés entiers au feutre sur des transparents, quand la salle ne se prêtait pas au bon vieux tableau noir ; l’envoi de fax et de lettres pour communiquer avec ses collègues ; la fastidieuse compilation à la main de bibliographies.
Même si l’informatique était là pour nous épauler, elle était loin d’être un auxiliaire quotidien et portable : encore en 2001, il m’arrivait de partir de nuit au bureau pour aller profiter de l’ordinateur de mon poste de travail. Et tout cela a été remplacé par un médium unique : que ce soit pour compiler des bases de données, communiquer avec des collègues à travers le monde, échanger des articles, rédiger son ouvrage, tout passe par l’ordinateur portable ou ses avatars, que sont le smartphone ou la tablette. L’article écrit sur papier, qui avait été depuis le XVIIe siècle, le standard de la production scientifique, et que l’on pouvait au XXe siècle photographier à l’occasion, a laissé la place, dans les premières années du XXIe siècle, au nouveau standard qu’est l’article électronique et que l’on peut imprimer à l’occasion.
Le hasard du calendrier et de mon parcours professionnel a fait que j’ai aussi vécu cette transition à l’Assemblée nationale. Au début de mon mandat, l’emploi du temps de l’Assemblée était disponible sur des feuilles de papier, avec plusieurs sources concurrentes dont l’intégration était laissée aux députés ; les huissiers distribuaient en séance des piles gigantesques de papier. J’ai même contracté une monumentale tendinite en portant ces kilogrammes de papier… Aujourd’hui tout, les agendas, les archives vidéo, les dossiers législatifs complets, les amendements, les ordres des prises de parole, les confections de documents de communication, les instructions transmises aux collaborateurs, les réunions parfois, tout se fait via l’ordinateur portable ou ses avatars. L’un des célèbres théoriciens de l’informatique, Les Valiant, consacre quelques paragraphes d’un de ses ouvrages à cette révolution multiple des usages, que personne ou presque n’avait anticipée. Au temps des premiers ordinateurs, un célèbre mémo d’IBM concluait qu’il y avait un marché mondial pour cinq ou six de ces machines…
Il y a 25 ans environ, l’informatique n’a pas seulement changé d’usage, elle a aussi changé de public. Comme de nombreux scientifiques, j’ai vécu ce changement en passant du statut de privilégié, bien plus au courant de l’informatique que la moyenne, à celui de modeste usager, perdu dans la foule des usagers numériques.
À la fin des années 1980, j’étais le premier dans ma classe de première à oser utiliser un traitement de texte et une imprimante, pour les sacro-saints comptes-rendus de biologie à rendre chaque semaine au professeur ; en école scientifique dans les années 1990, je me retrouvai parmi les privilégiés à avoir une adresse électronique. C’était l’époque où l’on était excité comme des gamins quand on lisait « You have mail » en se connectant. Nous étions aussi parmi les rares à avoir accès à des réseaux sociaux, et à découvrir en avant-première leur incroyable pouvoir de catalyse de violence verbale, à travers les flamewars qui envahissaient nos conversations dans les forums de l’école. Parmi les premiers à savoir monter une distribution Linux ou une page web… Ma première page web, écrite à la main en langage HTML en 2003, m’avait d’ailleurs attiré bien des compliments, et je me croyais innovant en l’utilisant pour partager avec les élèves des cours, des feuilles d’exercices, des corrigés et des errata…
Et quelques petites années plus tard, je me retrouvai dans le camp des ringards, courant après les nouveautés, après les applications, après les outils et les réseaux sociaux, faisant les yeux ronds devant la disparition des disquettes ou l’apparition du Wifi, ou encore la mise au point de nouveaux traitements de texte adaptés aux articles scientifiques ou le lancement des applications d’aide au transport. Le fauve s’était échappé !
C’était un sujet pour les scientifiques et cela devenait un sujet pour toute la société, quasi obsessionnel. Et cela, non sans conséquences néfastes. Après un demi-siècle passé à faire croître tous azimuts les indicateurs — capacité, rapidité, portabilité —, on en découvre aujourd’hui les limites. Pénurie probable de matériaux stratégiques à échéance de quelques décennies, depuis le mystérieux indium jusqu’au très classique cuivre. Explosion du coût en énergie : au rythme de croissance actuel, les besoins du secteur numérique dépasseraient, d’ici 2040, la production mondiale. Explosion de la dépendance : nos adolescents passent plus de six heures quotidiennes, en moyenne, devant des écrans. Explosion même de l’encombrement : si les datacenters continuent à se multiplier au rythme actuel, ils représenteront 1/100e des terres émergées dans moins de 20 ans. Explosion de la complexité administrative et politique, que l’on peut appréhender dans les horribles débats sur les grandes bases de données, de TousAntiCovid au Health Data Hub. Nouveaux risques de cybersécurité, nouveaux problèmes géopolitiques, nouvelles crises de souveraineté, nouvelles explosions sur les réseaux sociaux… Pendant 50 ans, nous avons voulu et nous avons obtenu du « toujours plus », et c’est il y a à peine cinq ans, peut-être, que le reflux est arrivé et que nous nous sommes demandé comment faire sobre, souverain, éthique.
Pour comprendre comment faire mieux, il est à la fois utile et passionnant de comprendre comment le fauve s’est échappé. C’est bien ce que nous propose Philippe Dewost : nous replonger dans l’histoire, dans les histoires, petites et grandes, de cette révolution foisonnante et chaotique, dans ses développements technologiques, mais surtout économiques et sociaux, jalonnés de coups de théâtre et de coups de force, d’empires qui se font et défont en coulisses ou en place publique.
Le profil rare de l’auteur lui apporte une légitimité particulière pour conter cette histoire. Scientifique de formation, membre de cette élite internationale d’ingénieurs sur laquelle a reposé le déploiement du numérique, il en a été témoin et acteur aussi bien du côté militaire que du côté civil. Happé et passionné par le monde de l’entreprise, cofondateur de Wanadoo, il a été un observateur privilégié de tous les grands cataclysmes numériques, chute de Nokia, traumatisme du Cloud Souverain, ascension du smartphone contre vents et marées de mauvais augure, et tant d’autres… Analyste avisé, conteur enthousiaste, enseignant pédagogue, il nous fait revivre les ambiances de ces aventures où l’exaltation technologique était le moteur du changement. Il excelle à tirer les enseignements de ces remous de l’histoire, dans un grand écart qui va des grands principes philosophiques jusqu’aux conseils très pratiques adressés à l’entrepreneur.
Natif de l’ère digitale ou pas, chacun profitera de cette évocation des temps héroïques où les pionniers ont tracé leur route avec passion, détermination et parfois une jolie dose de folie. Dans ce domaine comme dans tant d’autres, le passé éclaire le présent.